Le prince des plateformes

« Quelle est votre version préférée ou bien la version ultime du premier Prince of Persia ? »
Voilà une question qu'on me pose étonnamment souvent, étant donné que ce jeu a 35 ans. Je me suis dit que la réponse méritait bien un billet.
Apple II

La version Apple II était l'originale. C'est la seule que j'ai programmée moi-même : le jeu, les graphismes et les animations de Prince of Persia, tout a été créé sur un Apple II. J'ai passé trois ans à trimer sur chaque octet (de 1986 à 1989), alors elle occupe une place particulière dans mon cœur, comme aucune autre version. Cela étant…
DOS/Windows

La version PC de 1990, développée en parallèle de la version Apple II et publiée quelques mois plus tard, a tiré partie des capacités graphiques et sonores supérieures du PC pour donner le Prince of Persia dont se souviennent la plupart des joueurs (en CGA, EGA ou VGA). Mon père, Francis Mechner, a réorchestré pour les synthétiseurs MIDI sa musique, jusqu'ici limitée par le haut-parleur intégré et métallique de l'Apple II. L'équipe interne de Broderbund, emmenée par le programmeur Lance Groody, avec Leila Joslyn aux illustrations, Tom Rettig au son et moi-même à la direction, est restée fidèle au jeu Apple d'origine tout en augmentant la qualité sur tous les plans. Les effets sonores numérisés des piques et de la trancheuse, qui ont traumatisé bien des écoliers, sont apparus avec la version PC. Si quelqu'un me demandait aujourd'hui la meilleure façon de jouer en ligne au vieux PoP, je recommanderais probablement la version DOS.
En 1990, les langages de programmation de la famille du C représentaient l'avenir, et le langage machine 6502 le passé. Pour de très bonnes raisons, presque tous les portages suivants de PoP ont pris pour point de départ la version PC, plutôt que celle de l'Apple II.
Amiga

Le portage Amiga a été développé par Dan Gorlin (célèbre créateur de Choplifter) en parallèle de la version PC, et utilise les fichiers graphiques et sonores développés par l'équipe de Broderbund.
Danny était un de mes héros parmi les auteurs de jeux. En 1982, quand j'ai essayé Choplifter alors que j'arrivais à l'université à 17 ans, le jeu m'a soufflé et m'a mis sur la voie qui allait me mener jusqu'à Karateka. J'étais en admiration et très étonné lorsqu'il a accepté de porter PoP sur Amiga. Il a fait un travail impeccable, seul chez lui, sur le système de développement dernier cri qu'il avait construit pour ses jeux Airheart et Typhoon Thompson.
Un détail qui n'intéressera peut-être que les avocats : la version Amiga de PoP était l'une des trois (avec les versions Apple II et Macintosh) que je devais fournir à Broderbund par contrat, au lieu qu'ils se chargent eux-mêmes du développement. Cela signifie que j'allais en réunion chez Danny plutôt qu'à Broderbund, et que cela retomberait sur moi si jamais le projet prenait du retard ou si quelque chose tournait mal. Heureusement, avec Danny, tout s'est déroulé sans accroc.
Commodore 64

Un portage n'a pas reçu le feu vert : celui du Commodore 64. Comme l'Apple II, le C64 a eu son heure de gloire au milieu des années 80. En 1990, Broderbund (et la plupart des vendeurs états-uniens) estimaient que ces deux plateformes étaient obsolètes : les ventes diminuaient de mois en mois. Broderbund ne pouvait éviter de publier PoP sur Apple, puisque c'était sur cette plateforme que j'avais créé le jeu, mais une version C64 ne les intéressait pas vraiment. Le portage aurait été compliqué de toute manière. Pour faire rentrer PoP dans les 64 k de mémoire, avec les limites techniques du Commodore, il aurait fallu un as de la programmation en 6502.
Mais en un retournement de situation que je n'aurais jamais pu prédire, un portage C64 non-officiel a enfin été réalisé par un fan en 2011, plus de 20 ans après, et un portage Commodore Plus/4 a été publié l'année dernière. J'espère que mon code source Apple II s'est avéré utile.
Macintosh

En 1984, Apple a dévoilé le premier ordinateur Macintosh (via une désormais légendaire pub diffusée au Super Bowl). Encore à l'université et riche des royalties de Karateka, j'ai profité de la réduction étudiant pour m'acheter un Mac 128 k, et conservé mon Apple IIe pour jouer et programmer. (Un ordinateur sans minuscules et avec tout juste assez de RAM pour conserver 4 pages de texte n'est pas idéal pour rédiger des rendus de fin de semestre.) J'adorais mon Mac, et j'ai religieusement mis à jour ma machine à chaque fois qu'Apple le proposait : Mac Plus, SE, II, IIci, LC. En 1990, je n'utilisais que des Mac, et j'en étais fier.
Mais le PC dominait largement le marché du jeu vidéo. Broderbund estimait la part de marché des jeux Mac à environ 5 % du segment DOS/Windows. Comme je croyais plus qu'eux dans le Mac, c'était logique que je prenne en charge ce portage, comme je l'avais fait pour l'Amiga. Je l'ai confié à Presage Software, un groupe d'anciens programmeurs de chez Broderbund que je connaissais depuis l'époque de Karateka.
Anecdote amusante : le locataire précédent des bureaux de Presage à San Rafael était Industrial Light & Magic, l'entreprise de George Lucas.
Presage avait un excellent programmeur Mac vétéran en la personne de Scott Shumway ; mais si Danny a rendu rapidement son travail, les étapes de développement que devait réaliser Scott s'éloignaient au fur et à mesure de ses progrès. À la sortie de chaque nouveau modèle de Mac (noir et blanc, puis couleur, puis avec un écran de taille différente…), Presage devait recréer les graphismes en bitmap de PoP pour cette nouvelle configuration. Tandis que les versions Apple, Amiga et PC peinaient à s'écouler dans les magasins (le jeu n'a pas été un succès sur ses deux premières années), la sortie de la version Mac a été repoussée de 1990 à 1991, puis à 1992.
Anecdote numéro 2 : le jeune graphiste qui a amélioré la résolution des sprites Mac, Mike Kennedy, a ensuite créé la collection de comics Magnetic Press. Nous nous sommes à nouveau rencontrés en 2024, quand Magnetic a publié ma bande dessinée Monte-Cristo.
Ironie du sort, les retards de la version Mac se sont avérés une bénédiction. Quand le portage a enfin été terminé, avec presque deux ans de retard, l'équipe marketing de Broderbund avait remarqué que malgré les ventes décevantes de PoP aux États-Unis, il se vendait étonnamment bien à l'étranger et sur console. Peut-être le jeu recelait-il un certain potentiel ?
Broderbund a fait le pari de combiner la sortie de PoP sur Mac avec une deuxième sortie PC sous la forme d'une nouvelle boîte en forme de sablier, plus grande et plus belle, conçue par l'entreprise Wong & Yeo, basée à San Francisco. PoP est non seulement devenu le numéro 1 des ventes sur Mac, mais il est passé sur PC d'un accueil glacial à chaleureux. En 1992, pour les utilisateurs Mac qui avaient jusqu'ici surtout utilisé leur machine pour travailler, un jeu comme PoP représentait un divertissement bienvenu.
Le portage Mac était fantastique. Un marqueur de sa qualité est que nous avons adopté son prince relooké (avec gilet, turban et chaussures) pour la suite, Prince of Persia 2 : The Shadow and The Flame.
Mais je pense toujours que les graphismes d'origine sur Apple et PC ont un meilleur rendu. Le flou du CRT et les gros pixels lissaient les bugs d'animation et renforçaient l'illusion de vie. Une résolution supérieure laisse moins de champ à l'imagination. (On peut en dire autant à propos de la photographie et du cinéma.)
Autres portages

Entre 1990 et 1993, il y a eu trop de portages de PoP pour consoles et ordinateurs pour que je les cite tous (NES, Game Boy, SEGA Game Gear, Genesis, Master System, Amstrad CPC, Atari ST, NEC PC-9801, FM Towns, Sam Coupé, etc.), développés par des équipes au Japon, en Europe et ailleurs. D'habitude, au moment où on me donnait une manette pour tester un build, il était déjà trop tard pour que mes retours aient le moindre impact, et je ne faisais donc souvent qu'un ou deux niveaux. Je ne me rappelle pas assez des détails de ces différentes versions pour les comparer : je laisse cet exercice aux joueurs qui les connaissent mieux.
Il y a cependant une inoubliable exception.
Super Nintendo

En mars 1992, j'ai emménagé à Paris pour un an (afin d'apprendre le français et la réalisation en 16 mm). Peu après mon arrivée, un collègue travaillant pour Activision m'a proposé de visiter leurs bureaux. Ils m'ont alors montré la version Super Nintendo de PoP, développée par Arsys et éditée par NCS au Japon. Activision faisait du lobbying auprès de Broderbund pour obtenir le droit de publier cette version en Europe et aux États-Unis. La décision ne m'appartenait pas, mais ils espéraient que je pourrais glisser un mot en leur faveur.
À cette date dans mon journal, j'ai écrit :
« Wahou ! C'est comme un nouveau jeu. Pour la première fois, j'ai découvert ce que ça faisait de jouer à Prince of Persia quand on n'est pas l'auteur et qu'on ne connaît pas déjà par cœur ce qui se terre dans chaque recoin. »
Arsys avait fait plus qu'un simple portage : ils avaient étendu le jeu de 12 à 20 niveaux, ajouté de nouveaux ennemis, des pièges, des scènes clés et rallongé la bande-son. Je ne l'ai pas fini (en une demi-heure dans le bureau d'Activision, j'ai à peine entamé le jeu), mais je n'oublierai jamais l'excitation ravie que j'ai ressenti en étant surpris par mon propre jeu. Vous pouvez le découvrir par vous-même et y jouer dans votre navigateur ici.
Une réalisation soignée et une durée de vie multipliée par deux ont aidé à faire de la version SNES de PoP un énorme succès. J'ai tout particulièrement adoré la fantastique illustration de la boîte réalisée par Katsuya Terada.
Un article récent dans Time Extension a dévoilé des détails sur les coulisses du développement SNES que je ne connaissais pas, notamment le fait que le producer du jeu, Keiichi Onogi, s'est rendu aux États-Unis en 1991 dans l'espoir de me rencontrer chez Broderbund et d'obtenir mes retours. (J'ai raté sa visite.) Cet article est une capsule temporelle fascinante, et montre à quel point ce portage était spécial.
…Et plus loin
La version SNES, si différente du jeu Apple/DOS d'origine, m'a donné un avant-goût d'un sentiment auquel j'allais m'habituer dans les années suivantes : celui d'essayer et d'apprécier des jeux Prince of Persia créés par d'autres personnes. À l'exception des Sables du temps (2003), pour lequel je faisais partie de l'équipe d'Ubisoft Montréal, je n'ai pas participé aux récents jeux PoP.
J'imagine que pour beaucoup d'entre vous qui lisez ce billet, votre réponse à la question « Quel est votre PoP préféré ? » sera la même que la mienne : celle à laquelle on a joué des heures d'affilée, à un âge formateur auquel jouer à un jeu et le finir était extrêmement important. La véritable valeur vient de la candeur et de l'imagination qui ont accompagné cette découverte, et des souvenirs associés à cette période.

Merci d'avoir lu ce billet. Si vous voulez plonger dans l'histoire de la création de Prince of Persia, j'ai publié deux livres à ce sujet : mes vieux carnets (1985-1993), et ma nouvelle bande dessinée, Replay. Vous pouvez les découvrir ici. Des archives liées à PoP (dont le code source pour Apple II) sont disponibles dans la bibliothèque du site.